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SARAH BERNHARDT

Sarah Bernhardt et Jihel

 

Un atelier au fond d'une ruelle en banlieue Parisienne, une musique sourde s'échappe comme venant de très loin, une voix qui chavire, c'est Ribeiro qui chante, une ombre passe, furtive, c'est un chat noir, le décor est fixé, manque Jihel, il est au téléphone, belle occasion pour regarder les œuvres au mur, un Poliakoff, un Lanskoy, une sculpture de César, une autre de Arman, Niki de Saint-Phalle et Folon, une aquarelle de Fernand LEGER, des Viallat, des livres partout, des cartons à dessins, des peintures, des pinceaux, un métier de sérigraphe, des tables à dessin, bon un atelier d'artiste quoi, on sent la vie, la création, des odeurs d'encres séchées, un voyage sensuel dans un repaire où l'espace choque la lumière. C'était ma première rencontre avec Jihel dans les années 70, le lieu s'appelait "Le Vert Galant"

Depuis j'ai eu le bonheur de le revoir dans les années 80-90 sur deux expositions, une à la Mutualité et une autre Porte de Versailles. A chaque fois nous nous sommes entretenus sur l'art et sa position ambiguë dans le milieu artistique. J'ai retenu une phrase qui résume tout, je cite : " J'ai cette impression de ne pas me faire comprendre par le dire, je me sens largement en dehors de que je ressens, donc je me vis de l'intérieur, je pense, je pense beaucoup et puis je dessine, je crée, je m'efface pour aller au-delà de mes limites, j'apprends à m'étourdir dans l'abstraction de mon regard" cette phrase est restée en moi, je peux la réciter par cœur tant elle a marqué mon parcours artistique qui s'ensuivit.

Jihel et les mots c'est une histoire d'amour qui ne finit jamais, synesthète, il a le don de loger des phrases au creux de son corps et de les délivrer en les faisant transiter par son esprit au moment voulu, cet artiste épouse les lieux qu'il occupe, il associe alors les périodes de l'instant et les mots dès lors croisent son désir comme un regard vertigineux, ils s'impriment de sa souffrance, pas la vraie mais celle qu'il s'inflige. Ces mots sont le rêve d'habitation d'un espace qui se refuse depuis toujours. Considéré comme froid et mutique je pense personnellement qu'il endosse une carapace pour se protéger et ce comme beaucoup de perfectionnistes.

Il faut dire et répéter que Jihel est un drôle de bonhomme, un pied dedans et l'autre dehors, difficile à cerner, il ne veut pas être catalogué, étiqueté, alors il déplace les lignes de fuite en cassant les regards, une sorte de danse savante mais sauvage, un miroir brisé sur le fil de la vie. Le suivre n'est pas chose aisée, si vous le perdez un mois, il vous semble que le retard à rattraper est immense tant son esprit a vagabondé entre deux ombres. Intelligent et toujours aux aguets, c'est également un fin diplomate pour dénouer des situations inextricables. Il se refusera à intégrer des milieux ou mouvements artistiques où pourtant il aurait été en pointe, des refus pas toujours appréciés pas ses collègues, il se voulait libre, il fut libre, il est libre.

J'ai eu envie de me pencher sur les dessins traitant de Sarah Bernhardt, outre la passion bien connue de Jihel pour le théâtre je voulais connaitre le pourquoi de ces dessins, son rapport à cette actrice, ce désir d'imager un vertige d'un autre siècle, de s'investir dans un décalage de préfiguration qui fait briller la lumière d'un corps provisoire. J'ai eu cette envie de savoir qui était ce dompteur des mots, qui était cet artiste avec une discipline de l'âme dans le le travail et dans toutes ses dimensions simultanées. Bien sur un seul sujet est un raccourci un peu élémentaire mais comme chaque personnage nous ramène toujours aux autres personnages et thèmes fétiches de l'artiste c'est finalement aisé. La vraie clef des dessins de Jihel est là, une trentaine de personnages principaux en quarante ans.

Sarah Bernhardt a beaucoup inspiré les caricaturistes, Victor Hugo l'appelait "La voix d'or" tragédienne au profil international elle fut la première comédienne à se produire sur tous les continents, Jihel dans sa manière uchroniste de traiter l'histoire ne pouvait pas passer à côté, il le fit avec élégance parfois quand il parlera des frères Mounet, avec pugnacité pour l'associer à Richepin, avec méchanceté sur sa rivalité avec Cléo de Mérode, Otéro ,Liane De Pougy ou encore Emilienne d'Alençon, avec beaucoup de souplesse pour Edouard de MAX.

Mounet-Sully fut associé au Sâr PELADAN sur de nombreux dessins, à ma connaissance l'acteur ne fut pas rosicrucien, mais cela reste à creuser. Une belle série sur fond blanc fut également créée avec l'artiste Niçois Marc LENZI, ces dessins ont peu d'apport picturaux de Jihel mais le texte est entièrement de lui, souvent humoristique, il est intéressant par les jeux de mots.

Octave Feuillet de Saint Lo fait une renaissance inattendue sur plusieurs dessins tout comme Victor Hugo.

Je ne cacherais pas que ma série préférée est cette série intitulée "Sarah Bernhardt" avec un numéro d'ordre, cette série a pour moi le bonheur de visiter les artistes proches de Sarah tels Mucha, Falguière, Léandre, Willette, André Gill, Rochegrosse, Chéret, Léal de Camara, Cappiello et bien d'autres mais aussi de s'approcher de ses conquêtes Mounet Sully largement représenté mais aussi Richepin, Gambetta, Lou Tellegen etc. Jihel nous permettra également de côtoyer Cléo de Mérode, Réjane, Mata Hari, Edmond Rostand, Montesquiou, Louise Abbéma, Satie et tant d'autres personnages caricaturés à merveille, un déroulé historique qui verra apparaître Louise Michel ou Clemenceau mais aussi le Kaiser, Léopold II et une galerie de têtes couronnées de la belle époque.

De périodes obscures en fictions mégalomanes le tracé synesthésique de Jihel est puissant, son rapport à la réalité il dira l'avoir construit dans un corps provisoire avec un esprit fictionnel. En interprétant cette phrase vous comprenez le rapport de l'artiste à l'uchronie, le sens inné du travail accompli sur Sarah, ces planches sérigraphiées dans la douleur d'une création perdue, cette hypersensibilité aux espaces éphémères que la lumière fait briller à nos regards, bref vous comprendrez cette attente de l'impossible dont nous gratifie chaque jour cet artiste unique.

Conrad BAUSCH.

Plasticien. 

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